Vous le savez, j’aime me plaindre. Après mes derniers articles plutôt légers, il était temps de laisser la parole à mon petit grumpy cat intérieur et de pousser un nouveau coup de gueule. Parlons donc du statut de traducteur freelance, des libertés que ça implique, du prix de cette liberté et de nos droits en tant qu’indépendants.

Traducteur freelance ou salarié : une question de choix?

Quand j’ai eu fini mes études en traduction, ayant eu l’intelligence suprême de choisir anglais-espagnol comme combinaison de langues alors que j’habite en Belgique, trois choix s’offraient à moi : me lancer comme salariée dans une branche autre que la traduction (or, j’aime vraiment la traduction), quitter la Belgique pour trouver un poste de traductrice salariée à l’étranger (or, j’aime vraiment la Belgique) ou tenter ma chance et me lancer comme traductrice indépendante en Belgique. J’ai donc choisi cette troisième option.

À la base, on ne va pas se mentir, c’était carrément un « choix » par dépit. Se lancer comme indépendant en Belgique, c’est se jeter dans le vide sans aucun filet de sécurité ou presque. En fin de compte, j’aime ce statut dans l’ensemble, mais j’ai néanmoins envie de mettre un peu en lumière l’envers du décor, de démystifier quelques illusions. Oui, on jouit d’une certaine liberté, mais cette liberté a un prix.

La liberté du traducteur freelance

Travailler quand on veut

Aah, la fameuse liberté. « C’est trop bien d’être indépendant, tu peux prendre congé quand tu veux ». Alors, déjà, petite piqure de rappel : on parle de congés non payés, il faut donc généralement compenser en travaillant plus avant ou après. En gros, ça revient à faire des heures supplémentaires et à avoir des jours de récupération. Vous sentez la nuance ?

Autre cas de figure, les temps morts. Parfois, on n’a tout simplement pas de projet. « Trop bien, tu vas pouvoir profiter du soleil ». Certes, mais encore une fois, je ne serai pas payée pendant ce temps-là. Si un patron disait à son salarié « il n’y a rien à faire aujourd’hui, donc tu peux partir, mais tu ne seras pas payé », je ne suis pas sûre que beaucoup accepteraient. Une fois de temps en temps, peut-être – c’est toujours sympa d’avoir un jour de congé. Mais si ça arrivait une fois par semaine, le salarié commencerait à montrer les dents et à sortir le piquet de grève.

Mais oui, c’est vrai, on peut prendre congé quand on veut sans demander la permission à personne. Toutefois, on prend aussi le risque de perdre des contrats voire des clients. Combien de fois ne suis-je pas partie en vacances le cœur un peu lourd parce que la veille, un client m’avait envoyé un gros contrat que j’ai dû refuser – et bam, au prix des vacances s’ajoutent les 1000€ du projet sur lequel je ne pourrai pas travailler, et la crainte de voir le client se tourner vers un autre traducteur pour les prochains projets. Imaginez encore une fois le salarié qui part en vacances et qui s’entend dire par son patron « ah, par contre, je vais devoir embaucher un remplaçant pendant ce temps-là, donc tu seras payé 70% de ton salaire ce mois-ci. Et peut-être qu’on va garder le remplaçant s’il fait du bon boulot, donc tu seras peut-être à mi-temps à ton retour ». Voilà.

« Sinon, prends ton ordinateur avec et travaille pendant que tu es en vacances ». Alors déjà, personnellement, j’ai besoin d’un environnement de travail relativement calme pour me concentrer – traduire un texte au bord d’une piscine avec les gamins qui crient et les éclaboussures qui menacent mon ordi, ce n’est pas l’idéal. Et ensuite, quand je pars en vacances, j’ai comme tout le monde envie de décompresser. Je prends la peine de répondre à mes mails tous les jours, parce que je ne peux pas me permettre de totalement ignorer mes clients, mais pour le reste, j’ai envie d’en profiter.

Travailler où on veut

« Ouais, mais au moins tu peux bosser d’où tu veux, c’est le pied ». La crise du corona l’a bien montré : le télétravail c’est sympa, mais ça a ses limites. Certains plaident aujourd’hui en faveur du télétravail à 100%, d’autres en faveur du travail hybride, d’autres encore en faveur d’un retour au bureau. Chaque mode de travail a ses avantages et ses inconvénients, selon les préférences de chacun. Travailler à domicile, c’est sympa quand on a la place et l’équipement adapté. Quand on doit travailler à sa table de salle à manger sur une chaise inconfortable, c’est plus dérangeant. L’indépendant qui travaille de chez lui va donc généralement investir dans un équipement ergonomique, mais cela a un coût. Et s’il préfère travailler dans un bureau, il devra également en payer le loyer – encore de l’argent qu’il devra sortir même les mois où il est en vacances/où il n’a pas de travail.

Certaines entreprises ont offert une prime à leurs employés pour compenser les frais liés au télétravail – car oui, même travailler à domicile, ça implique des coûts. L’indépendant qui travaille de chez lui peut bien sûr déduire en partie ses frais, mais entre une déduction fiscale qui se fera ressentir un an après (« au lieu de sortir 10500€ d’impôt, vous ne devez en payer que 10000 ») et une prime de 50€/mois qui permet directement d’alléger le surplus de la facture d’énergie, vous préférez quoi ?

Le prix de la liberté

Toutes ces libertés – la possibilité de travailler « quand » et « où » on veut – sont donc assorties de la nécessité de s’autogérer en mettant de l’argent de côté quand ça va bien pour compenser les périodes creuses, de frais à engager pour un travail qui est censé nous rapporter, de stress quand on perd un contrat ou qu’un client commence à nous envoyer moins de projets, de tâches non rémunérées au niveau de la comptabilité et de la prospection, etc.

Le filet de sécurité troué

En tant que salarié, les risques sont assez minimes : il y a le risque de se faire virer (avec en général un préavis et le droit au chômage) ou au contraire celui de ne pas aimer son travail et de devoir rester pour ne pas perdre ses droits au chômage en démissionnant. Mais au moins, le salaire tombera en fin de mois. Que vous soyez malade, que vous preniez des congés, qu’il y ait des jours fériés, qu’il y ait une semaine très calme pendant laquelle vous vous tournez les pouces… Le salaire est là. Avec parfois un bonus, une prime de fin d’année, un pécule de vacances, une voiture de société, des chèques-repas, des écochèques, une assurance pension ou autre payée par l’employeur…

En tant qu’indépendant, il y a un truc génial. Vraiment, si vous êtes salarié et que vous me lisez, vous allez être trop jaloux. Même si on ne touche rien du tout, par exemple parce qu’on n’a pas trouvé de projet ce mois-là ou parce que notre client a décidé de ne pas nous payer et qu’on est en pleine procédure pour essayer de récupérer notre dû, ou pour toute autre raison, on doit quand même payer nos cotisations sociales. Oui, vous m’avez bien entendue : même si je n’ai RIEN touché, je dois quand même PAYER mes cotisations sociales.

Donc en gros, se lancer comme indépendant, c’est un peu faire un pari. Si votre affaire fonctionne bien, tant mieux, vous avez remporté votre pari. Et si votre affaire ne fonctionne pas, vous avez perdu, vous devez passer à la caisse et payer de votre poche vos cotisations sociales et vos frais en espérant remonter la pente. Et si vraiment ça ne fonctionne pas du tout ? Eh bien, vous pourrez demander votre droit passerelle – l’équivalent du chômage pour indépendant.

Les droits du traducteur freelance

« Ah bah ça va, vous avez quand même des droits ». Oui, on a des droits. D’ailleurs, beaucoup d’indépendants l’ignorent, mais quand on est malade, on a même droit aux congés maladie – à condition d’être malade pendant au moins 8 jours, pas question d’aller chez son médecin demander un certificat pour 2-3 jours. Et quand notre affaire coule, on a le droit passerelle pendant maximum 1 an – 2 si vous avez travaillé au moins 15 ans. Donc dans mon cas, après avoir travaillé presque 10 ans et avoir cotisé plus de 60000€, j’aurais droit à un an de chômage si mon activité ne fonctionnait plus.

Mais en général, il faut du temps avant d’accepter l’idée de jeter l’éponge, et pendant ce temps, on perd de l’argent. Imaginez qu’un patron dise à son employé « j’envisage de te virer, donc à partir de maintenant je vais te payer 30% de ton salaire pendant quelques mois, puis tu devras payer 500€/mois pour couvrir toi-même tes droits sociaux, puis si vraiment ça ne va toujours pas, je te virerai et là tu auras droit au chômage ». Bah ça va, tu as des droits.

Conclusion

Je le répète souvent, chaque statut a ses avantages et ses inconvénients, j’en suis bien consciente. Certains salariés se sentent forcés d’accepter des heures supplémentaires par peur de perdre leur emploi, ne peuvent pas prendre leurs congés quand ils le souhaitent, etc.

Toutefois, il y a une différence de taille entre les traducteurs indépendants et les traducteurs salariés. La traduction étant un métier qui se pratique à distance, nous faisons face à une concurrence mondiale. Avec la crise actuelle, beaucoup de clients cherchent à réduire les prix et se tournent donc vers des fournisseurs de service moins chers. Sans compter qu’il n’y a aucune réglementation au niveau des tarifs, et que chacun est libre de les fixer comme il le souhaite. Il est bien sûr toujours possible de trouver des clients qui payent mieux, qui misent sur la qualité et qui sont prêts à y mettre le prix – mais ils sont de plus en plus difficiles à trouver, et c’est un travail de prospection qui met du temps avant de porter ses fruits. Les salariés qui travaillent en Belgique ont des droits ; ils ont un salaire garanti, et ils ont la possibilité de faire grève ou de faire intervenir les syndicats quand ils considèrent que leur augmentation n’est pas suffisante face à l’inflation. Ils ne vont pas forcément avoir gain de cause, bien sûr, mais leur employeur n’aura pas le droit de les renvoyer pour avoir essayé. Ils ne perdront pas leur emploi s’ils sont en congé maladie, ils ne toucheront pas un salaire moins élevé s’il y a une période d’accalmie dans l’entreprise.

Un indépendant peut bien sûr lui aussi essayer de négocier ses tarifs, mais il n’a aucune garantie en cas d’échec. Le client qui refuse l’augmentation pourra s’il le souhaite décider de se tourner vers un autre prestataire et ne plus envoyer de projet, et le traducteur n’aura aucun recours dans ce cas. Un client peut tout à fait décider d’arrêter de travailler avec lui du jour au lendemain, sans préavis – que ce soit parce qu’il a trouvé un autre traducteur ou parce qu’il n’a tout simplement plus besoin de traductions. Pendant ce temps, non seulement le traducteur indépendant sera affecté comme tout le monde par l’inflation, mais il gagnera encore moins et devra néanmoins continuer de payer ses frais et cotisations sociales. Il devra travailler plus dur, entamer de nouveaux efforts de prospection pour tenter de trouver de nouveaux clients, le tout sans être sûr d’y parvenir.

Oui, nous sommes libres.


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